2084

389Le jour se lève dans ma cellule alors que la nuit est encore bien installée à l’extérieur. Un coup d’œil rapide au plafond me ramène à la réalité. Il est 6 heures ce 2 février 2084.  Mon agenda ainsi que mes flux d’information s’affichent au plafond – décidément j’adore ce nouveau papier peint, son encre numérique est de meilleure qualité que le précédent. Les messages de la nuit apparaissent.
Isabo s’est décidé à travailler un peu, son dernier message mentionne à 2:50 (heure locale) l’analyse comparative et critique que nous devons envoyer au prof d’histoire appliquée. Mon agenda le mentionne également de manière plus brutale cette fois-ci : « 7 :00 – 22 :00 : devoir d’histoire d’appliquée ou un point de vue sur la vie au début du siècle ». Courage. Je dois être la première à me lever, je n’entends rien émanant des autres cellules de la maison. La simple pensée de pouvoir prendre une douche humide ce matin et de profiter du calme de la maison, avant que toute la famille ne transforme cet havre de paix en centre du chaos permanent, est un réel moment de bonheur trop rare.
Douche, petit déjeuner avec la meute et hop, retour dans le calme de ma cellule. Je m’installe face à mon cahier. Avant de rédiger quoi que ce soit, lire le message d’Isabo et imaginer un angle d’attaque. Intéressant, il a choisi de se baser sur la diffusion des quotidiens papiers qui ont dû perdurer jusqu’en 2015 avant que l’encre électronique ne permette d’éviter un gaspillage de cellulose et surtout d’énergie pour sa transformation et son transport. Heureusement pour lui des archives numériques sont disponibles. Il me faut trouver un autre axe d’approche. J’aurai bien pris cette idée mis son fuseau horaire lui a donné un net avantage cette fois. C’est en feuilletant les premiers articles téléchargés  dans mon cahier que j’ai réalisé que mon père et mon grand père ont longtemps tenu un carnet de route de leurs vies et des événements de la famille. Peut-être en creusant dans cette direction, en essayant de comprendre leurs modes de vie, pourrais-je comprendre cette époque qui aujourd’hui représente la fin d’un temps. Même si j’ai pu voir un grand nombre de documents d’époque je n’arrive toujours pas à croire qu’il y avait autant de terres émergées et que mes grands parents l’aient vu.
Comprendre la réalité des individus pour comprendre la réalité de la transformation, non pas la transformation d’une société mais celle d’un monde. Je tiens la bonne approche ! Comprendre pourquoi il était si convenable d’appeler cette planète Terre alors qu’elle ressemble plus aujourd’hui à un vaste océan avec quelques vastes ilots de terre. Comprendre l’acharnement que l’on nous décrit aujourd’hui, l’acharnement à tout bousculer, à se déplacer vite dans tous les sens telle une peur du moment présent. J’aimerai tellement comprendre. Aujourd’hui le déplacement aquatique doux est devenu la norme, les déplacements aériens ne sont réservés qu’aux urgences absolues et le développement de l’hélicoptère électrique permet de continuer à sauver des vies. Les agglomérations urbaines sont devenues des lieux calmes,  la première fois que nous avons entendu le bruit des villes au début du siècle, la moitié de la classe d’histoire a sursauté. L’enfer.
Tiens un message de papa !? Chouette, il a exhumé les premières feuilles du carnet de route de grand-père. Charmante et désuète époque où chaque élément de la révolution numérique devait avoir un petit nom. Heureuse d’avoir échappé à cela. Il faudra que j’arrive à comprendre la signification de « blog ». Et, bonne nouvelle, mon cahier arrive à le lire. Voyons… C’est magnifique, il y a des photos et des films de ses voyages. Des iles, des atolls, je croyais que tout cela était le fruit de légendes. Cela est donc réel. On dirait une autre planète, un lieu d’équilibre avec des passages en douceur d’une saison à l’autre loin de nos cyclones d’inter-saisons. Même si les structures sont capables de résister à presque tout, c’est toujours un moment de déprime, un moment où il semble que la planète ne veut plus de nous. Les prévisions météo-cycloniques font la une des flux de nouvelles. En fait, je crois que les cyclones d’inter-saison rythment nos activités.
Pratique ce carnet, il y a un classement chronologique. Voyons cela plus en détail…
2010, des récits de violences où l’homme n’arrive plus à s’arrêter, à profiter des évolutions qu’il apporte. Toujours plus, plus loin plus vite. L’Homme contre l’Homme. L’Homme comme arme de destruction absolue du paradis.
2020, une sur-utilisation de la robotique et des systèmes de surveillance à distance avec toujours plus d’automates et moins d’humains. Les carnets de grand-père me donnent l’impression d’un lent mais régulier processus de destruction massive de la présence humaine sur la planète. Alors que la destruction des autres espèces a été simplement massive. Il a fallu attendre 2030 et les premières vagues de réfugiés européens et nord américains pour que tout soit réellement remis en question. Des dizaines de milliers d’espèces disparues, une fragilité de l’écosystème et une remise en question de la biodiversité, des millions de déplacés, des victimes par milliers et seulement à ce moment tout a commencé à changer. Le début de la raison alors qu’il était déjà trop tard. Ces images, ces textes à la fois sur la vie de ma famille et les nouvelles de l’époque me font réaliser le fossé qui a pu se creuser en à peine deux générations. Un début de siècle dans la dépense, le gâchis où leurs formes de modernité les a séparé; où la découverte domestique des communications à la vitesse de la lumière a fini par donner l’impression à tous – et encore plus aux dirigeants – que la relation à l’autre, les déplacements devaient s’accélérer pour prétendre s’exprimer uniquement dans l’immédiateté. Quel contraste avec la nouvelle société et les points de repères poser en 2060/70 : « utiliser au mieux la technologie et les ressources restantes dans le but unique du respect de l’autre ».
La nouvelle spiritualité qui, à la suite de la grande guerre des religions, a permis de nous inscrire encore plus dans ce respect de l’autre.
Avant de faire part à Isabo de mes trouvailles, je continue à parcourir les notes de grand père. J’espère y trouver une réponse : « la nouvelle société est-elle la conséquence directe du grand changement ? » ou est-ce que ce grand changement a été limité, maitrisé par la mise en place de la nouvelle société ?
2 heures de lecture et rien. Même en parcourant les notes d’Isabo. Une impression étrange se dégage de tout cela, j’ai la sensation que les individus ont simplement repris le pouvoir en devenant solidaires, en (ré)inventant la nouvelle société. Le grand changement a nécessairement impacté la société mais l’humain et son mode d’organisation avait déjà commencé à muter, à s’organiser. Chacun interagissant avec ses voisins, posant les bases d’un individualisme qui prenait en compte l’autre. Moment de refus à l’autorité aveugle, moment de défiance où les bases du système social et économique se sont fissurées pour s’écouler sur elles-mêmes. Les victimes principales de ce cataclysme ont été les mainteneurs, toux ceux qui avaient oublié que 99% d’une population ne peut pas être asservie par le pour cent restant. L’application des principes de Darwin à une société, à une espèce. Les dirigeants de l’époque, politiques égocentrés incapables de comprendre et de répondre aux événements ont été submergés par une lame de fond. Ils ont disparus corps et âmes. Même leurs noms, leurs souvenirs ont totalement disparus de notre mémoire. Métastases de la maladie qui nous rongeait.
Beaucoup de conversations nous amènent à discuter notre société et notre organisation solidaire, fondée sur des entités qui s’intègrent les unes aux autres avec un réel niveau d’autonomie à chaque strate. Ainsi le pouvoir est aux mains de tous. Chaque élu est responsable ; le fait que la gestion de la société soit intégrée aux activités et que la profession politique ait disparue semble avoir changé radicalement la situation. Il est vrai que l’arrivée des conseils de sages a amené de la cohérence. Les anciens régimes, systèmes corrompus à eux mêmes, quel horreur. Dire qu’il a fallu autant de morts, de massacres, de catastrophes pour arriver à une situation raisonnée. Je suis heureuse d’être née à notre époque et triste en même temps car jamais je ne verrai ce qu’il y a au bout de toutes ces rues qui plongent directement dans les flots. Fille des Legos, mes champs de jeux sont les toitures végétales. Je suis amusée de constater que nous – l’humain – avons réussis à reconstituer un environnement, des lieux de vies, d’échanges, d’activité sur les ruines d’une expansion déraisonnable, emballée, subie. Certes nous vivons dans ce que mes parents appellent encore « les contraintes » mais la vie, l’autre quel qu’il soit a une valeur. Nous avons tous la meilleure place. Grand père a fini par s’habituer aux containers, à la répétition des espaces mais il regrette tant les promenades au bord des canaux.  Maintenant, il se promène le long des bandes de terre…
Tous ces documents, ces articles sur la grande régression. Arriver à moins de 4 milliards d’individus et consommer – en équivalent 2020 – les mêmes ressources bio climatiques que 2 milliards est certainement le vrai changement. Mais nous ne retrouverons jamais ce paradis perdu, les contrôles stricts des naissances, le niveau des océans, l’absolu contrôle de l’utilisation des ressources pèsent certains jours mais je vais proposer à Isabo d’orienter nos travaux sur la translation des paradis, sur la conscience de l’espèce. Maintenant nous savons que nous vivions au paradis. Maintenant nous savons comment faire. Évidemment, ce paradis est définitivement perdu mais doit-on, peut-on considérer que l’aspiration naturelle de l’humain pour le paradis doit disparaître. Sans doute non. Ici et maintenant est notre nouveau paradis, nous ne cherchons plus l’absolu, nous le construisons, nous le protégeons. Nous sommes devenus les servants de notre Terre.
Je suis impressionnée par cette plongée dans l’histoire de presque un siècle et les notes de grand père m’ont permis de comprendre un point fondamental ; d’un point de vue factuel et distancié, le peuple de la Terre du début du siècle est radicalement différent de ce que nous sommes, de ce qu’ils sont devenus. Nous sommes des étrangers avec l’impression lourde et étouffante que des pans entiers de cultures ont convergé avec la disparition de points de diversité. C’est en partie ce que grand père a du mal à accepter, lui qui a toujours été un fervent défenseur de la diversité sous toutes ses formes. Nous sommes donc des étrangers et dans le même temps, grand père et tout ceux de son âge me semblent proches, ils sont dans leur époque. Ils l’ont construit pour répondre aux catastrophes et à une société devenue incontrôlable. L’humain dans son égoïsme a montré son adaptabilité et son animalité. C’est la survie de l’espèce et non des individus qui a prévalue. Peut-être la plus grande leçon du siècle.
Trêve de nostalgie, à chaque jour son espoir son fardeau, j’ai promis à Isabo de lui envoyer un plan et une première ébauche.
Et comme dit grand-père « comprendre, écouter c’est rendre l’avenir possible…. »

Lhorens b. Sartori

ambiance : 1925 (diasporas) Ibrahim Maalouf